Une journée à la plage {Daphné}

Je n'ai pas bien dormi. C'est un fait, cela dit cela faisait un moment que je n'avais pas eu une aussi mauvaise nuit. Peu de sommeil, de piètre qualité pour ce que j'ai réussi à grappiller. Et je ne supportais pas de rester immobile et les yeux fermés pour récupérer au moins un semblant de repos. Alors je fini par laisser tomber, l'aube ne viendrait pas avant plusieurs heures encore. Je n'est pas envie de marcher dans les rues d'Athènes la nuit, pas cette nuit en tous cas. Alors je suis en vieux vêtements lâches, fanés et confortables, au milieu de mon salon à chasser fébrilement la moindre trace de poussière, la moindre parcelle de mon appartement qui ne serait pas totalement immaculée. Casque bluetooth sur mes oreilles pour accompagner mon agitation presque fiévreuse, il me faut faire quelque chose, m'occuper d'une façon ou d'une autre.

Je suis en week-end, donc je ne peux pas toucher à mes dossiers ou avancer sur des projets pour le travail. C'est une règle que je me suis fixée il y a bien longtemps, ne pas me laisser submerger par mon travail. Ne pas m'en servir perpétuellement comme une échappatoire à moi-même. Mes jours de repos sont pour mon repos. Ne pas me laisser aller dans cette addiction est un élément capital. Je me connais, je sais ce qui arrivera si j'ouvre cette vanne, si je laisse cette digue s'effondrer. Une addiction à la fois pour calmer mes peurs, j'en ai déjà deux sérieuses, trois seraient trop.

Le jour se lève, et avec lui la certitude que je n'ai absolument plus rien à faire dans mon appartement pour m'occuper, il doit même être bien plus propre que lorsque je l'ai visité pour la première fois avant de signer les papiers. De toutes façons, rester ici ne me ferait pas du bien. J'ai besoin de sortir, de me changer les idées et de respirer. L'aube semble promettre une journée absolument superbe, une journée idéale pour sortir. Tant mieux pour moi.

Café noir, crémé et sucré comme toujours, douche brûlante dont je ressors en embaumant le gel douche à la fleur d'oranger. Le temps de me changer et de préparer un sac de plage et je suis partie.

Une journée à la plage à alterner entre se dorer au soleil sur le sable blanc avec un bon livre et de la musique dans les oreilles, et des baignades dans l'eau fraîche et bleue de la lagune. Oui, je pourrais prévoir bien pire pour une journée de repos.

Et une bonne partie de ma journée se passe ainsi, je réussi même à faire une bonne sieste. L'odeur du sable sous le soleil achevant de me détendre. C'est en levant les yeux de mon livre après avoir profité de ce repos bien nécessaire que je vois Chiron sur la plage, accompagné d'une fillette que je ne connais pas qu'il observe avec patience et bienveillance. Je ferme mon livre et me lève pour aller saluer le sage centaure.

-Bonjour Chiron.

Je lui souris un peu amusée d'être appelée «petite» cela faisait longtemps que je ne pouvais plus me considérer comme cela.

-Bonjour Delilah, je m'appelle Daphné. Vous profitez bien de votre journée à la plage ?

Toucher avec le coeur… C'est tellement imagé que cela ne fait pas grand sens. J'ai tendance à vivre dans un monde aussi concret qu'abstrait depuis que j'ai embrassé ma profession. Mais Chiron a le don de nous mettre devant des questionnements en permanence et de toujours revoir ce que nous pensons être les bases solides de nos savoirs.

-Je ne sais pas trop. Mais je sais qu'il faut souvent regarder les choses avant de les toucher, pour s'assurer que ce ne soit pas dangereux.

C'est une leçon qui est restée avec moi, la méfiance et la peur. Elles ont imprégné si fortement mon être que je suis presque sûre qu'elles se sont infiltrées dans la moelle de mes os, et je n'ai jamais pu m'en défaire. Encore aujourd'hui, je les sais en moi, jamais vraiment absentes.

-C'est vrai, un peu comme les vagues de la mer…

Il fait trop beau pour que le laisse la mélancolie me submerger.

-Dis-moi, Delilah, que dirais tu de construire un château de sable avec moi ?

Je viens me mettre à genoux dans le sable humide aux côtés de la petite et de Chiron, quand j'étais enfant et plus jeune que maintenant, avant ma fuite désespérée et son issue en laurier, nous faisions beaucoup des choses ainsi avec mes adelphes. Nous restions alors sur les rives de Père, ce n'était pas toujours du sable que nous manipulions sur ses berges, mais aussi de la boue, de la pierre ou même du bois vert ou mort. Nous faisions alors les constructions les plus fantasques que nos mains nous permettaient de faire, nous qui n'avions pas nos places dans les cités et les villes. C'était le domaine des humain.es, comme les landes sauvages et vierges étaient les nôtres. Château branlants, décorés de galets colorés, de coquillages d'eau douce , de plumes volées au pied des arbres ou dans les nids, de fleurs sauvages et de feuilles fraîches. Nous construisions des cités entières comme nous pensions que les humain.es le faisait, avec le recul je me rend compte maintenant que cela n'a pas grand chose à voir. Nos fantasmes étaient bien loin de la réalité, pour le meilleur comme le pire.

Aujourd'hui j'accompagne à nouveau cette création, mais c'est très différent. Je souris devant la courte patience de la petite, j'ai vu les mêmes réactions tant de fois chez mes plus jeunes adelphes durant ces jeux. La frustration de ne pas parvenir à construire aussi bien, aussi vite qu'iels le voudraient.

Chiron a raison, l'expérience est une valeur incommensurable que l'on ne peut obtenir par des chemins détournés.

-Regarde, Delilah, je vais te montrer comment faire pour que ta tour soit bien haute et ne s'effondre pas. Et après, tu pourras aller chercher des coquillages et des algues pour décorer.

Le secret, c'est de prendre une base solide, comme un long bâton que l'on recouvre de sable à l'épaisseur que l'on veut.

J'ai vécu longtemps, très longtemps, je ne suis plus une enfant depuis des siècles maintenant. J'ai senti le monde changer tout autour de moi, j'ai eu plus d'une vie certains diraient… Alors je comprend que Chiron n'est que bienveillance et tendresse, mais je ne peux m'empêcher de me tendre sous le ton paternaliste. J'ai traversé l'existence plus que les premières années tendres, j'ai laissé une part de mon innocence et de ma naïveté derrière moi, voilà un moment que l'on ne peut plus me considérer comme une jeune oie blanche.

-Je sais, Chiron. J'ai appris cette leçon en mon temps, moi aussi.

Je répond calmement, le regard posé sur mes mains dans le sable humide et frais.

-Ma vie se passe plutôt bien, je te remercie de t'en inquiéter. Jusqu'ici je me suis plutôt bien faite à ce siècle. Et mon travail me satisfait entièrement, même si je bataille pour que l'on ait un archivage numérique systématique qui soit mis en place. Cela nous ferait gagner de la place et du temps.

J'offre un petit sourire à Chiron, peu convaincue par sa question rhétorique. Je me passerai bien de revisiter certaines bases de mon existence, il y a des leçons qui sont trop douloureuses pour être apprises plus d'une fois. Nous n'avons pas la même vision des classiques après tout. Et c'est normal, Chiron n'est pas une anecdote, il n'est pas au risque de devenir une mésaventure malheureuse simplement évoquée, de perdre son nom, son visage dans un récit plus grand. Les classiques sont une bonne chose pour lui, de vieux souvenirs agréables. Pour moi c'est un temps d'impuissance et de dangers. Je souris quand même en aidant Delilah à construire son château, j'espère que cette petite ne vivra pas le classique, j'espère qu'elle sera libre de vivre comme elle l'entend et sans craindre de devenir une anecdote dans un récit qui ne lui appartient pas.

-Oui, je suppose que ne pas oublier le passé est une bonne chose.

Mais pas la plus agréable.

-J'en ai entendu parler, c'est vrai que pour beaucoup c'est un sacré pas à franchir.

J'approuve ce changement de sujet vers quelque chose de plus badin et tranquille, moins remuant ce qui repose sous l'eau et la vase.

-Le monde change et nous devons bien nous y adapter après tout. Et les innovations des mortels sont vraiment passionnantes, je trouve. J'avoue que je ne saurai certainement plus comment me passer de mon téléphone portable et de toutes les applications qui vont avec.

Je ris, mais c'est très vraie, mon quotidien est intrinsèquement lié à ce petit rectangle de verre et de métal désormais. Quand je rentre tard et que je n'ai pas envie de cuisiner je passe par un service de livraison à domicile. Il m'est arrivé plus d'une fois de commander en ligne depuis le travail pour m'éviter un déplacement supplémentaire. Ce genre d'outil c'est un peu d'insouciance facile et assez addictive, je le confesse.